Écrire la violence sociale - Entretien avec Annie Ernaux

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Dans quelle mesure l’inscription dans le monde social – une origine populaire, le statut de femme, etc. – conditionne-t-elle l’activité littéraire ? Quel rapport l’écriture entretient-elle avec l’engagement politique ?  Ce sont ces questions, et d’autres, que l’écrivaine Annie Ernaux – autrice notamment des Armoires vides (1974), de La Place (1983), ou plus récemment des Années (2008) et Regarde les lumières mon amour (2014) – aborde dans cet entretien avec Manuel Cervera-Marzal. Manuel Cervera-Marzal est chercheur à l'Université de Liège. Il est l'auteur d'une thèse en science politique, soutenue en 2014, consacrée à l'histoire, aux pratiques et à la théorie de la désobéissance civile. Il travaille également à mettre en évidence les liens entre sociologie, philosophie politique, histoire des idées et science politique. Voici un extrait de cet entretien qu'il a eu avec l'autrice...

Le processus d’écriture

Manuel Cervera-Marzal : Annie Ernaux, vos études de lettres et votre réussite aux concours de l’enseignement vous ont permis d’échapper au milieu de votre enfance. Pourtant, ce dernier reste déterminant dans votre écriture. Pensez-vous que l’origine populaire de votre famille vous a conduite à écrire différemment des écrivains issus d’un milieu privilégié ?

Annie Ernaux : J’aurais une remarque préliminaire. Votre question indique au fond, de façon sous-entendue, que l’écrivain d’origine populaire est de facto en situation autre, en situation dominée. Vous ne poseriez probablement pas cette question à un écrivain ou une écrivaine issus de la bourgeoisie. Ils sont pourtant la majorité, mais jamais on ne leur demande : « Est-ce que l’origine de votre famille vous a fait écrire différemment ? ». Il y a aussi autre chose : des écrivains de la même origine que moi, que j’ai connus, refuseraient de répondre à votre question parce qu’ils ne veulent surtout pas apparaître comme des écrivains différents des autres.

Après ce préalable – qui signifie d’une certaine façon que je ne veux pas être dupe de la situation compliquée dans laquelle se trouve le transfuge – je peux répondre à votre question car je sais bien dans quelle zone je me situe. Donc : je ne sais pas si j’ai été « conduite à écrire différemment ». Ce qui est certain, c’est qu’au départ je n’en avais pas conscience. Celle-ci est venue à partir du moment où mon premier livre, Les Armoires vides (1974), a été publié. Mais pas en l’écrivant. C’est une nuance importante. À ce moment-là, je sais que ce que j’écris est plutôt atypique, mais je ne me pose pas la question de l’écriture elle-même ni celle d’une trace, dans l’écriture, de mon origine populaire. Quand j’écris ce livre, je ne sais pas si je vais être publiée. C’est donc après la publication que j’ai été renvoyée à une façon d’écrire différente, violente était-il dit dans les critiques. Puis je me suis mise à assumer totalement cette façon d’écrire avec le livre La Place (1983), dans lequel je refuse la fiction.

M.C-M. : Dans vos entretiens avec la réalisatrice Michelle Porte, vous confiez la chose suivante : « Je n’ai jamais pensé, voilà, je suis une femme qui écrit. Je ne suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit ». En diriez-vous autant du milieu social dont vous provenez ? Reste-t-il quelque chose de vos grands-parents paysans et de vos parents ouvriers devenus petits commerçants dans l’écrivaine que vous êtes devenue ?

A.E. : Ce sont deux questions qui se posent. J’ai toujours répondu qu’être femme n’était pas le sujet. Forcément, la condition sociale et la condition de femme – je ne parle pas d’une « essence » mais bien d’une « condition » – sont toutes deux sensibles dans ce que j’écris, elles m’ont façonné. Je ne peux pas les rayer et dire qu’elles n’ont rien à voir. Dans mon rapport au monde, tout d’abord, il reste quelque chose de mes grands-parents paysans et de mes parents ouvriers. Par exemple la peur, celle de ne pas avoir assez d’argent pour vivre et il ne faudra compter sur personne pour en avoir. Une méfiance générale vis-à-vis des autres, les puissants mais pas seulement – je ne sais pas si c’est spécifique de la Normandie, dont je suis originaire – un pessimisme social. Quelque chose de ces peurs, de cette méfiance, passe dans l’écriture, dans la froideur de l’analyse. La peur du manque, elle, a joué dans mon choix de ne jamais quitter le métier de prof.

M.C-M. : En raison de la stabilité que cela représente ?

A.E. : Oui. J’avais deux enfants à élever seule. Et j’avais une autre peur, celle d’être obligée d’écrire.

M.C-M. : Le fait de rester prof fait que vous n’étiez pas obligée d’écrire pour subvenir à vos besoins, que vous étiez libre d’écrire quand vous en aviez envie ?

A.E. : C’est ça. L’idée qu’il faille rendre un manuscrit tous les ans ou tous les deux ans me terrifie. J’ai senti très vite que je ne pouvais accepter cette contrainte. Que j’avais besoin de temps pour le mûrissement d’un texte, pour son écriture. Alors, si je faisais de l’écriture mon métier, le seul, j’aurais obligatoirement envie que mes livres se vendent. Il me semble que ce désir, cette nécessité matérielle, conditionnent obscurément ce qu’on écrit, l’entache. Ce n’est peut-être pas le cas de tout le monde, je ne sais pas.

M.C-M. : On dit souvent que votre œuvre témoigne avec force du réel, qu’elle offre aux lecteurs un regard acerbe sur la violence des classes sociales et de la domination masculine. Mais pour vous, auteur, l’écriture n’est-elle pas au contraire une façon de vous évader du réel, de vous arracher aux assignations de genre et de classe ?

A.E. : Non, ce n’est pas une façon de m’évader du réel. C’est au contraire, et toujours, une plongée dans le réel. Mais il est vrai que c’est, en même temps, comme pour tout écrivain, une façon de s’arracher aux assignations de genre et de classe. Mais l’accueil de la critique m’y ramène souvent, de façon insidieuse. Je suis très frappée en ce moment par ce qui est dit à propos d’Édouard Louis, toutes les interviews le ramènent à « vous êtes un OVNI ! ». Quelque part, il n’est pas légitime. Édouard Louis me dit qu’il est dévasté, mal aimé, et je lui réponds « mais vous ne serez jamais aimé ». On ne l’a pas admis. Comme aurait dit Bourdieu : « Où est son billet d’entrée ? ». En écrivant, on s’approprie cette légitimité mais elle peut à tout moment être remise en question. J’ai dû longtemps préciser que j’étais agrégée. Ça légitimait. « Elle est des nôtres », se disaient-ils.

C’est peut-être encore plus compliqué pour l’assignation de genre, parce qu’elle traverse toutes les classes sociales et qu’elle est une composante de la réception sexiste de la littérature. Celle-ci se voit par exemple dans les sélections de livres pour les prix, où les hommes sont parfois seuls présents ! À la parution de Passion simple, c’est en tant que femme qui écrit de façon supposée non « féminine » que j’ai été attaquée mais aussi de façon cryptée en tant que l’écrivain transfuge qui avait écrit La Place.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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